Description
Lettre autographe signée à Robert de Montesquiou. [fin 1895] ; 5 pages in-8° (onglet)
Superbe lettre poétique de reconnaissance émue à son ami et bienfaiteur, auteur de l’article « Cette petite clef-ci », évocation de la visite d l’atelier de Gallé sous forme de reprise du conte de Barbe-Bleue, publié dans La Plume du 1er novembre 1895. Il déclame son émotion à vif, évoque pêlemêle un réveillon chez les Hugo, Beethoven, Franck, Bach joués par les frères Ysÿe qu’il rêve de faire revenir en quatuor dans une halle de verrier par des nuits embaumées :
« Mon cher Robert, et bienfaiteur, Pardonnez à votre « cher Gallé » ! Des circonstances heureuses ne mon point laissé la réplique. Je n’ai pas voulu, de vive voix, à l’instant qui peut devenir celui des adieux, entreprendre le sujet de ma gratitude envers vous, parce que ma sensibilité le rend inexprimable ainsi. J’ai préféré laisser le dentiste et le rhume de cerveau épuiser ma cassette aux mouchoirs. « Les pleurs en disent plus ! ». J’ai très bien su me raidir contre mon émoi, mais sachez bien qu’aucun geste, aucun acte, aucun signe, voir secret, de votre angélique fraternité n’est resté inaperçu, mais profondément ressenti, savouré, présenté en offrande intérieure à qui nous redevons le pain quotidien et tout le miel surérogatoire… ; les attitudes de bénédiction de mon âme ont été son intime pose, et posées sur votre bonté, durant mon voyage et mon revenez-y bienheureux, au pays des purs cygnes, les blancs et les noirs, le féerique domaine, vôtre par droit de plumage et candeur et d’ébène aussi, par votre droit de conquête sans rival. Je suis donc rentré dans mon héritage, par deux fois en quinze jours, par vous gratifié, réédifié, édifié, surgi, instauré, et puis restauré de mille sortes, comblé comme une coupe pleine de fleurs et qui tremble de se rompre. J’ai emporté après mes ailes de corbeau, un peu de poussière d’arc en ciel des vôtres, et vos reflets me font encore une auréole. Ai-je un peu aussi, roussi mes pennes tristes dans tous ces feux de Bengale, intellectuels et joyeux, allumé autour et au loin en avant de moi par votre génie, quelque fois pour moi seul.. Je n’ai pas eu l’instant de me replier sous la pluie froide et réelle. Nous dînons et soupons tous ici de votre desserte ; père, époux, filles et gens sont joyeux quand maître Gallé met les épingles de ses cravates, et marche dan les nuages roses. Adieu la tragique histoire !.. Je veux, quelques heures encore me vêtir de cette atmosphère de beauté riante et de pimpante bonté, et, « décrassé », comme dit le Saint de Sales, – produire sous vos belles influences…quelque ouvrage dont vous serez le parrain. Sans doute ces feux de joie seront demain soufflés ; au moins je sais, à présent, que les misères sont la monnaie sombre des splendides achats, je ne croirai plus jamais (dussé-je attendre mes emplètes jusque par delà) payer trop cher ces moments profonds que nous ouvre le Dieu…Et cependant, Chantilly m’a fait manquer Persifal proparte, ame chœurs, monte ici un peu pour moi j’ose dire ; et les perpétuels rajeunissement du réveillon florentin chez Hugo, le bon maître et ses doux enfants, ne m’a pas permis comme j’avais, non l’impiété, mais la confiance en mes forces d’y compter, être le convive invité, attendre, à ce bien autre festin de noël où le maître de maison, essuyant les excuses et les refus des amis ailleurs empressés, fit racoler pour son repas les miséreux des ruelles borgnes, les malandrins des fossés et arceaux de ponts, gens de bonne volonté. Ainsi je fus laissé dehors, je ne suis point entré dans cette cour des miracles ; mais non cependant tout à fait jeté là où il y a des fleurs et des grincements de dents. L’état m’a été concerné encore des grâces spéciales qui m’ont été octroyées ces temps-ci, en ma vie, par des voies mystérieuses passant à travers votre cœur et vos mains, et ainsi en quelque sorte sanctifiées. Donc j’ai joui ici même, encore, de trois jours et nuits de bonté, liesse, par ce viatique que confère le poète, cher mage, et pu fêter sans malencontreuse pensée la présence des frères Eugène & Théo Ysaÿe, suivis d’autres apôtres des grands maîtres. Beethoven, Franck m’ont visité, et Bach aussi. Encore cette fois par et pour l’enthousiasme la bataille fut gagnée, la barricade enlevée et le cri de Gallé Bravo. Le chant du coq enroué, scandalisa les pisses-froid qui n’ont d’oreilles que pour ouïr : « dans une autre patrie ! o vieux me retrouver, et amorer lamermor » qui n’ont même pas l’audace du sifflet. Ainsi, jusqu’à close vesprée j’ai gallé, régallé, ces beaux artistes aux visages de jeunes dieux. Ils ont entendu faire un vase : tons mêlés, hypnotisés, manouvriers et maestri de la corde vibrante et du cristal chanteur, mêlée pittoresque, éclairés des seuls flammes des yeux et des fours, humbles fumant les cigares des maîtres, et maîtres humant le feu supérieur et le vin d’humanité. Ysaÿe pleurait de n’avoir sous la main ni basse ni viole pour payer son bonheur par du bonheur. Il reviendra réaliser ce rêve que j’avais fait plus naïf : une de mes filles berçant les ateliers par un peu de musique. Mais cela sera (n’en parlez pas encore !) : un grand quatuor dans une halle de verrier, par quelque nuit embaumée. Et ce sera chose historique ! Vous y serez. Ce sera très héroïque. Voyez : la trame de notre complet sublime se tisse par d’invisibles doigts. N’ébruitons rien. Mais il faut pour le siècle, que cela soit. Peut-être, sans doute, Ruskin et Morris, pour plus d’amour & divination, nous aurons devancés. Les épreuves successives du vase Delafosse ont semblé ravissantes, enviées. Une d’elles, qui n’est pas la choisie pour œuvrer cristallise bien votre fugue en rose & en bleu. Mais, non destinée à la mauve, elle est chrysanthème, condamnée à mort par le destin ! En ces minutes heureuses, j’ai donné lecture de pages musiciennes, de vases Molen. La chute de la ville maudite, la césure de Madame…Essipoff et la Mente Sophie ont fait l’effet qu’il faut. Bonsoir mon cher Robert, les temps sont à vous, à nous. Vivez bien ; soyez heureux comme vous méritez de l’être. Votre cher Gallé. » En marge : « à bientôt un grain de votre chapelet égrené par moi… »